À l’origine de ce projet de recherche, cette question de Hölderlin que Maurice Blanchot nomme une « parole désolée [1] » : « Und wozu Dichter in dürftiger Zeit ? [2] ? » (« Et pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes [3] ? ») Cette ardente question énoncée dans l’élégie « Le Pain et le vin » trouve des échos tout particuliers au XXe siècle et éveille à l’infini de nouveaux questionnements. Et pourquoi des poètes dans un monde livré à l’horreur de la guerre et des pouvoirs totalitaires ? Comment l’écriture poétique résiste-t-elle « face à l’extrême [4] », selon l’expression employée par Tzvetan Todorov pour désigner le XXe siècle et ses totalitarismes ? Les poèmes pourraient-ils être des actes de résistance ? Les poèmes d’Ossip Mandelstam, de Paul Celan et de René Char, réunis ici pour la première fois, résonnent comme autant de réponses possibles. « Ce qui a résisté [...] – la voix du poète », écrit Mandelstam (traduit par Char [5]) en relégation à Voronej en janvier 1937.
La notion de résistance sera examinée selon différents points de vue (philologique, historique, philosophique et littéraire) qui permettront d’entrer dans la lecture des poèmes du corpus et d’y repérer le « phénomène résistant » à l’œuvre. Pour ce faire, des traductions personnelles de certains poèmes seront présentées, notamment des poèmes de Paul Antschel-Celan, écrits pendant sa captivité au camp de Tabaresti en 1943, dont il n’existe à ce jour ni traduction ni exégèse en langue française. Sera alors menée une réflexion sur l’idée de « poétique du témoignage [6] », énoncée par Jacques Derrida dans ses travaux sur l’œuvre de Celan, et sur le statut de « témoignage » que l’on peut conférer à certaines œuvres poétiques [7]. Mêlant ainsi « dimension historico-politique » et dimension littéraire dans « une approche interconnectée », selon l’expression employée par Catherine Coquio [8] cette thèse se propose donc de poser les fondements du concept de « résistance poétique », à l’instar de la « résistance spirituelle » de Maurice Blanchot [9] et de la « résistance civile » de Jacques Sémelin [10]
[1] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 329
[2] Friedrich Hölderlin, « Brod und Wein », Sämtliche Werke, Frankfurter Ausgabe, Band 6, Elegien und Epigramme, herausgegeben von D.E. Sattler und Wolfram Groddeck, Frankfurt am Main, Verlag Roter Stern, 1976, p. 218.
[3] Friedrich Hölderlin, « Le Pain et le vin », traduction de Gustave Roud, in Odes, Élégies, Hymnes, Préface de Jean-François Courtine, traductions de Michel Deguy, André du Bouchet, François Fédier, Philippe Jaccottet, Gustave Roud et Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1967, p. 103.
[4] Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1991.
[5] Ossip Mandelstam, « Ce qui a résisté », in La Planche de vivre, Choix et traductions de René Char et Tina Jolas, Paris, Poésie/Gallimard, 1981, p. 52.
[6] Catherine Coquio, La littérature en suspens. Écriture de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2015, p. 183.
[7] Il existe de nos jours en Russie un renouvellement de l’historiographie qui se propose d’aborder aussi les textes littéraires comme des objets historiques.
[8] Catherine Coquio, op. cit., p. 89.
[9] Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p.132.
[10] Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler, La résistance civile en Europe, 1939-1945, Paris, Payot & Rivages, 1998 [1989].